Le Prix Nobel de la Paix dénonce l’infox des géants d’Internet sur le Covid.
La journaliste philippine Maria Ressa, 58 ans, lauréate du Nobel de la Paix 2021, a lancé un message retentissant lors de la remise de son prix devant la famille royale à Oslo début décembre (5).
Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) tuent la libre information et diffusent un récit toxique sur la crise Covid, dit-elle (5).
« Leur pouvoir quasi-divin a permis au virus du mensonge d’infecter chacun de nous, nous dressant les uns contre les autres, faisant ressortir nos peurs, notre colère, notre haine et préparant le terrain pour la montée des dirigeants autoritaires et des dictateurs. » (1)
Voici des extraits plus conséquents de son discours, dédié à la liberté de l’information.
Vos Majestés, vos Altesses royales, membres distingués du Comité Nobel norvégien, vos Excellences, invités distingués, Mesdames et Messieurs.
Je me tiens devant vous en tant que représentant de tous les journalistes du monde entier qui sont contraints de faire de grands sacrifices pour tenir la ligne, pour rester fidèles à nos valeurs et à notre mission : vous apporter la vérité et demander des comptes au pouvoir. Je me souviens du démembrement brutal de Jamal Khashoggi, de l’assassinat de Daphne Caruana Galizia à Malte, de mon amie Luz Mely Reyes au Venezuela, de Roman Protasevich au Belarus (dont l’avion a été littéralement détourné pour qu’il puisse être arrêté).
Jimmy Lai qui croupit dans une prison de Hong Kong, Sonny Swe, qui, après être sorti de plus de sept ans de prison, a créé un autre groupe de presse et est maintenant contraint de fuir le Myanmar. Et dans mon propre pays, Frenchie Mae Cumpio, 23 ans, toujours en prison après presque deux ans, et il y a tout juste 36 heures, la nouvelle que mon ancien collègue, Jess Malabanan, a été tué d’une balle dans la tête.
Il y a tellement de gens à remercier pour nous garder plus en sécurité et au travail. La coalition #HoldTheLine, qui regroupe plus de 80 groupes mondiaux défendant la liberté de la presse, et les groupes de défense des droits de l’homme qui nous aident à faire la lumière.
Il y a aussi des coûts pour vous : plus d’avocats ont été tués que de journalistes aux Philippines – au moins 63 par rapport aux 22 journalistes assassinés après l’entrée en fonction du président Rodrigo Duterte en 2016.
Depuis lors, Karapatan, membre de notre coalition pour les droits humains #CourageON, a vu 16 personnes tuées, et la sénatrice Leila de Lima, parce qu’elle a demandé des comptes, purge sa cinquième année de prison. Ou encore ABS-CBN, notre plus grand diffuseur, une salle de rédaction que j’ai un jour dirigée et qui, l’année dernière, a perdu sa franchise d’exploitation.
J’ai participé à la création d’une startup, Rappler, qui aura 10 ans en janvier – nous vieillissons – notre tentative de réunir les deux faces d’une même pièce qui montre tout ce qui ne va pas dans notre monde actuel : l’absence de loi et de vision démocratique pour le 21e siècle.
Cette pièce représente notre écosystème d’information, qui détermine tout le reste de notre monde. Les journalistes – c’est un côté – les anciens gardiens. De l’autre, la technologie, avec son pouvoir divin, les nouveaux gardiens. Elle a permis à un virus de mensonges d’infecter chacun d’entre nous, nous dressant les uns contre les autres, faisant ressortir nos peurs, notre colère, notre haine, et préparant le terrain pour la montée des autoritaires et des dictateurs dans le monde.
Ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, c’est de transformer cette haine et cette violence, cette boue toxique qui se répand dans notre écosystème d’information, en priorité par les sociétés Internet américaines qui gagnent plus d’argent en répandant cette haine et en déclenchant le pire en nous. Eh bien, cela signifie simplement que nous devons travailler plus dur. Pour être le bien, nous devons croire que le bien existe dans le monde (1).
Ces entreprises « sont fâchées avec les faits, fâchées avec les journalistes. Par nature, elles nous divisent et nous radicalisent », a-t-elle encore souligné. Or, a-t-elle ajouté, « sans les faits, vous ne pouvez pas avoir la vérité. Sans vérité, vous ne pouvez pas avoir de confiance. Sans confiance, nous n’avons […] pas de démocratie, et il devient impossible de faire face aux problèmes existentiels de notre monde : le climat, le coronavirus, la bataille pour la vérité ». « Ce qui se passe sur les réseaux sociaux ne reste pas sur les réseaux sociaux », a encore affirmé la bête noire du président Rodrigo Duterte, dont elle dénonce notamment les méthodes brutales dans sa guerre contre la drogue. « La violence en ligne est une violence authentique », a-t-elle ajouté (4).
Je suis journaliste depuis plus de 35 ans : J’ai travaillé dans des zones de conflit et de guerre en Asie, j’ai fait des reportages sur des centaines de catastrophes, et si j’ai vu tant de malheur, j’ai aussi documenté tant de bien, lorsque des gens qui n’ont rien vous offrent ce qu’ils ont.
Si Rappler a survécu à ces cinq dernières années d’attaques gouvernementales, c’est en partie grâce à la gentillesse d’inconnus, et s’ils nous aident – malgré le danger – c’est parce qu’ils le veulent, sans rien attendre en retour.
C’est ce qu’il y a de meilleur en nous, la part de notre humanité qui fait que les miracles se produisent. C’est ce que nous perdons dans un monde de peur et de violence.
Vous avez entendu dire que la dernière fois qu’un journaliste en activité a reçu ce prix, c’était en 1936, décerné en 1935. Il était censé venir le chercher en 1936 ; Carl von Ossietzky n’est jamais arrivé à Oslo parce qu’il croupissait dans un camp de concentration nazi.
Donc, nous sommes ici, avec un peu d’avance, espérons-le, parce que nous sommes tous les deux ici !
En remettant ce prix aux journalistes aujourd’hui – merci – le comité Nobel signale un moment historique similaire, un autre point existentiel pour la démocratie.
Dmitry et moi avons de la chance car nous pouvons vous parler maintenant (bravo pour les autorisations judiciaires) ! Mais il y a tant d’autres journalistes persécutés dans l’ombre, sans visibilité ni soutien, et les gouvernements redoublent d’impunité. L’accélérateur est la technologie, lorsque la destruction créatrice prend un nouveau sens.
Nous nous tenons sur les décombres du monde qui était, et nous devons avoir la clairvoyance et le courage d’imaginer ce qui pourrait arriver si nous n’agissons pas maintenant, et au lieu de cela, s’il vous plaît, créer le monde tel qu’il devrait être – plus compatissant, plus égalitaire, plus durable.
Pour ce faire, posez-vous la même question que celle à laquelle Rappler a dû faire face il y a cinq ans : Qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour la vérité ? (1)
Après avoir couvert toute sa carrière la corruption, les violations des droits humains et le terrorisme dans son pays, la journaliste en liberté conditionnelle a pu de justesse aller recevoir son prix en Norvège. Elle observe la mainmise au niveau mondial des GAFAM sur l’opinion publique, ainsi que le déni des faits et informations fiables « pourtant essentiels en période de pandémie ».
Contrôle des faits: Google met la main sur l’AFP.
En France, à la veille des élections présidentielles, Google vient de mettre la main sur l’AFP.
Officiellement pour « lutter contre la désinformation ». Un label « Objectif Désinfox » sera apposé sur les contenus de l’agence si Google les juge acceptables. Des milliers de journalistes seront soumis à des formations conjointes dans ce sens. (2)
La présidente du Comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen s’en est vivement inquiétée :
« Rapporter l’information au public peut, en soi, prévenir la guerre. Le rôle de la presse est de lever le voile sur les agressions et abus de pouvoir, contribuant ainsi à la paix. » (3)
Ce Prix Nobel apparaît comme une lueur d’espoir au moment où la majorité des gens de presse n’ont pas le courage de Maria Ressa, face aux énormes enjeux financiers et politiques qui resserrent toujours plus l’étau sur la libre information.
Références
Article de Swissinfo : https://www.swissinfo.ch/fre/c%C3%A9r%C3%A9monie-nobel–la–boue-toxique–des-g%C3%A9ants-du-net-fustig%C3%A9e/47182464
(5) https://www.covidhub.ch/prix-nobel-de-la-paix-elle-denonce-la-dictature-des-geants-dinternet/
Invité du matin – Maria Ressa, Prix Nobel de la Paix 2021: « Ce prix appartient aux journalistes qui tiennent bon. »
Bonjour Maria Ressa, vous êtes la première citoyenne dans l’histoire des Philippines à recevoir le prix Nobel de la Paix. Votre gouvernement ne semble pourtant pas être fier, bien au contraire… Vous avez dû livrer une âpre bataille devant les tribunaux pour pouvoir vous rendre à Oslo, pourquoi ?
Cela fait cinq ans maintenant que je me bats pour mes droits. Je pense que le moment le plus dur pour moi se situe en fait peu après le début du confinement dû à la pandémie. C’est là que j’ai réalisé que cette pandémie allait permettre à notre gouvernement de restreindre encore plus nos droits.
Ces deux dernières années, on a refusé à quatre reprises de me laisser voyager. À chaque fois, je dois demander la permission à quatre tribunaux différents, en charge des sept poursuites judiciaires dont je fais l’objet.
Pour être honnête, je ne sais jamais à quoi m’attendre encore. Mais je continue à réclamer mes droits, je ne resterai pas les bras croisés. Car je sais que c’est mon droit de voyager. Je suis donc heureuse aujourd’hui, c’est comme ça que cela devait se passer. En même temps, je ressens comme une «pollution dans l’air». Vous avez des droits, et pourtant, juste parce que vous êtes journaliste, vous en êtes privée. Ce qui fait que vous devez vous battre pour pouvoir jouir des droits les plus élémentaires, comme celui de voyager. Cela dit, j’arrête de me plaindre car là, je m’envole enfin pour Oslo !
Vous êtes actuellement en liberté conditionnelle, en attendant votre jugement en appel, puisque vous avez été condamnée l’an dernier à six ans de prison pour diffamation. Comment êtes-vous devenue l’ennemie numéro 1 du gouvernement philippin et du président Rodrigo Duterte ?
C’est parce que nous disons la vérité. Parce que nous sommes de bons journalistes et que nous refusons de nous laisser intimider. Regardez, je fais l’objet de sept poursuites judiciaires. Au total, je risque plus d’une centaine d’années de prison ! L’an dernier, j’ai été condamnée pour diffamation à cause d’un article que je n’ai même pas écrit et qui a été publié il y a huit ans – avant même que la loi que nous aurions supposément violée n’existe. Je risque six ans de prison, mais je me battrai jusqu’au bout ! Je m’efforce de garder confiance dans nos juges. C’est ça, notre bataille en ce moment. Si des gens comme moi ne se battent plus pour leurs droits, alors cela voudrait dire que nous renonçons volontairement à la démocratie, et ça, ce n’est pas possible.
Votre combat pour la liberté de la presse fait de vous une cible sur les réseaux sociaux. Vous avez dit recevoir 90 messages haineux par heure et 90 menaces de viol par minute. Cette semaine encore, un journaliste philippin a été tué. Le journalisme est donc un métier dangereux aux Philippines ?
Au moins 21 journalistes ont été assassinés sous le gouvernement Duterte ces cinq dernières années. Les avocats qui osent nous défendre sont encore plus nombreux à avoir été tués par nos autorités. Soixante-trois d’entre eux ont été tués. La guerre brutale contre la drogue menée par les autorités a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes. Oui, c’est dangereux d’être journaliste, mais cela a toujours été le cas. Si vous regardez l’index mondial de la liberté de presse, vous vous rendez compte que ce métier est devenu de plus en plus dangereux ces dix dernières années. Cela est dû surtout à l’apparition des nouvelles technologies de communication. Ces technologies sont utilisées par des gouvernements autoritaires comme le mien pour cibler et attaquer des journalistes en justice. Le but est de nous empêcher de travailler.
La dernière fois qu’un journaliste a reçu le Prix Nobel de la Paix, c’était en 1936. Avec quel message allez-vous à Oslo ?
En 1936, c’est Carl von Ossietzky qui l’a reçu. Mais il ne pouvait pas se rendre à Oslo pour le recevoir puisqu’il dépérissait dans un camp de concentration des nazis. C’est ce message que le Comité du Prix Nobel a certainement voulu faire entendre, en décernant ce prix à deux journalistes. C’est pour dire que c’est le moment propice, c’est un moment existentiel pour la démocratie. Nous sommes à la croisée des chemins. Si nous nous trompons de direction, nous pourrions perdre notre démocratie.
À qui voulez-vous dédier ce prix que vous partagez avec le journaliste russe Dmitri Muratov ?
Depuis longtemps, je sers d’exemple pour tous les journalistes menacés dans le monde. Donc ce prix appartient aux journalistes qui tiennent bon, malgré tout. Il appartient aussi à tous les Philippins qui se battent pour leurs droits et qui en paient le prix fort. J’espère que les projecteurs du Prix Nobel aideront mon pays à protéger et à renforcer sa démocratie.
Vous dites souvent qu’un dangereux virus menace nos libertés partout dans le monde…le virus du mensonge et de la désinformation. A qui la faute ? Aux réseaux sociaux ?
Oui ! Ces technologies font le lit de tout ce qui ne va pas dans le monde. Notre écosystème de l’information est dirigé par des décideurs qui ne font plus la différence entre des faits et la fiction. Ils privilégient des mensonges, car des mensonges qui attisent la colère et la haine circulent plus rapidement et plus facilement sur les médias sociaux.
Cela doit changer. Je le répète depuis longtemps, nous avons besoin de réguler tout cela. Franchement, il faut que ça vienne des États-Unis. L’Union européenne est à la pointe de ce combat, avec « la législation sur les services numériques » qui observe la manière dont l’information est amplifiée par la puissance des algorithmes. Le Royaume-Uni prépare aussi une loi sur les informations diffusées en ligne.
Je pense que la technologie a évolué avant même que les gouvernements et les citoyens ne se soient rendus compte qu’elle peut être utilisée pour nous manipuler insidieusement. Et cela doit s’arrêter.
L’ex-employée de Facebook Frances Haugen a lancé l’alerte, en disant que ce réseau faisait passer les profits avant les usagers. Selon vous, le mensonge passe avant la vérité ?
Oui, absolument, ça s’appelle le capitalisme de surveillance. Nos données, nos pensées intimes sont collectées et stockées par des compagnies américaines, triées ensuite grâce à l’intelligence artificielle – dans le but de nous manipuler. Cela a un coût. Et je pense, tout comme à l’époque de l’ère industrielle, qu’il y aura des règles qui seront développées, tardivement, mais espérons qu’elles seront efficaces.
Concrètement, qu’est ce que cela veut dire ? Pensez-vous par exemple aux fausses informations qui circulent sur les vaccins anti-Covid ?
Oui, j’irais même plus loin et j’appellerais cela de la désinformation. Aussi bien les États-Unis que l’Union européenne ont accusé certains pays de faire circuler sciemment de la désinformation. Cela a été en effet le cas concernant les vaccins, mais le but de ces campagnes est avant tout d’affaiblir des États. La désinformation est devenue un outil dans le jeu des puissances et c’est dangereux. Je pense que l’Union européenne a clairement accusé la Chine et la Russie d’avoir fait circuler des fausses informations sur les vaccins.
Craignez-vous aussi des campagnes de désinformation à l’approche de l’élection présidentielle aux Philippines, prévue en mai prochain ?
Oui, bien sûr. C’est notre plus grand problème en cette fin d’année. Comment pouvez-vous garantir des élections intègres si les faits ne sont pas intègres ? Ce n’est pas possible ! De nombreuses études à partir de 2017, 2018 ont démontré que des mensonges, liés à la colère et à la haine se propagent bien plus vite et plus aisément que des faits.
Quel rôle doivent jouer les journalistes ?
Nous devons écrire des articles beaucoup plus rigoureux sur ces technologies. L’intelligence artificielle est capable aujourd’hui d’écrire des informations à la vitesse d’un cerveau humain. Nous devons être conscients de cela et alerter la société sur la façon dont nous pouvons être manipulés.